Publié le 22 mai 2015 dans Actualité
Les
agriculteurs français – mais aussi les pêcheurs – sont entrés dans une
phase critique de leur histoire. C’est désormais leur existence même, en
tant qu’exploitants individuels, qui est menacée de disparition pure et
simple, comme cela n’a jamais été le cas au cours des deux millénaires
qui les ont précédés.
L’extrême
gravité de leur situation résulte de la « prise en tenailles » entre
deux contraintes structurelles, qui sont en train de les broyer comme
deux mâchoires.
La première mâchoire : l’Union Européenne
Comme l’actualité le démontre chaque jour, la production agricole française souffre énormément de la concurrence étrangère dans la plupart de ses filières comme la viande, les légumes, le vin, les fruits et le lait. Cette concurrence est imposée par les Traités de l’Union Européenne (*1). On peut d’ailleurs dire que la concurrence est l’essence même de la plupart des articles des traités et des directives européennes.
À
titre d’illustration, on mentionnera par exemple, dans le Traité sur le
Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), les articles 26 (alinéa
2), 28 (alinéa 1 et 3), 30, 34 et 119 (alinéa 2). Sans que l’écrasante
majorité des Français n’en aient conscience le moins du monde, ces
articles imposent une ouverture totale du marché agricole et, dans le
même temps, interdisent de protéger les productions locales et
nationales du dumping social, salarial, sanitaire et environnemental que
subissent nos agriculteurs depuis les 22 ans et demi qu’est entré en
vigueur le Traité de Maastricht. Les textes européens traquent tout ce
qui peut s’apparenter de près ou de loin à des quotas, des taxes, des
aides publiques, une dépréciation compétitive de la monnaie, ou
l’interdiction d’importation d’un produit.
La
conséquence de cette chasse frénétique, obsessionnelle, à la moindre
mesure de protection sectorielle est aussi simple qu’inéluctable :
puisque les salaires agricoles sont plus élevés et que les
réglementations sont plus sévères en France que dans le reste de l’UE – a fortiori que
dans le reste du monde -, les charges d’exploitation y sont aussi
nettement plus élevées. La mise en concurrence sans protection contraint
donc les agriculteurs français, encore plus que les agriculteurs des
autres pays de l’UE, à lutter pour leur survie en accroissant sans cesse
leur productivité.
L’alternative
dans laquelle ils sont placés ne souffre aucune discussion : soit ils
parviennent à obtenir toujours plus de rendement, soit ils mettent la
clé sous la porte.
Pendant de
nombreuses années, cette course au rendement et à la survie s’est
traduite par un agrandissement constant des surfaces d’exploitation, une
intensification des cultures, la traque des pertes de production et un
recours croissant aux engrais et pesticides.
Mais
ces solutions palliatives n’ont qu’un temps. Après plusieurs décennies
de mise en œuvre, ces remèdes sont en train d’épuiser leurs effets. La
production agricole française, déjà très efficace, a atteint ses limites
dans le cadre réglementaire et social qui est le nôtre. Elle en a même
parfois déjà trop fait, en intensification et en recours aux engrais par
exemple.
L’agriculture française est
donc confrontée à un nouveau et implacable défi : faute d’obtenir la
moindre mesure de protection, et faute de pouvoir accroître encore
massivement sa compétitivité, elle est désormais dans l’impossibilité de
s’aligner sur les autres pays du monde. Sauf si nous consentons à
briser notre modèle social et réglementaire pour les harmoniser au
niveau des autres.
Très concrètement, cela signifie que l’agriculture et la pêche artisanales françaises doivent, sous peine d’anéantissement, procéder désormais :
- à la baisse des salaires. Il faut savoir que la charge salariale représente 75% des coûts de production dans les filières légumes, vins et fruits par exemple, ce qui représente un impact déterminant dans la course à la compétitivité.
- à l’abaissement des normes d’hygiène et sanitaires nationales : elles sont nettement plus élevées en France, dans les filières viandes et lait notamment, mais aussi dans la pêche.
- à la dégradation des normes environnementales : en règle générale, elles sont plus élevées en France, et dans toutes les filières, que dans les autres pays de l’UE et du monde.
- à la poursuite effrénée de l’intensification, en augmentant encore et encore l’utilisation de produits chimiques en agriculture.
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Production industrielle de poulets aux États-Unis |
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On voit désormais clairement la perspective ainsi tracée par les contraintes européennes – que le projet de grand marché transatlantique TAFTA ne va faire qu’aggraver :
- une industrialisation forcenée de l’agriculture et de la pêche, devenues de simples filiales de production des multinationales de l’agro-alimentaire et de la distribution,
- la fin des terroirs (sauf dans les rares sanctuaires bénéficiant de « l’Appellation d’Origine Protégée » : AOP),
- et la disparition à terme des agriculteurs et des pêcheurs artisanaux, dont les derniers spécimens seront ravalés au rang d’attractions touristiques, comme des Amérindiens parqués dans des réserves.
En bref, il s’agit de la destruction de l’identité bimillénaire de la France agricole.
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Jean-Pierre, 43 ans, habite à Riom-ès-Montagnes (Cantal). Éleveur célibataire, il vit seul avec sa mère dans l’exploitation familiale. « Les agriculteurs, on nous voit riches avec nos terres…. C’est peut-être « Le bonheur est dans le pré », mais les gens ne voient pas que derrière, il y a les banques, les emprunts… » confie Jean-Pierre, dont les dernières vacances ont été un séjour à l’hôpital. Source : article du Figaro du 29/11/2013 « Les oubliés de nos campagnes » |
Le mythe de « l’harmonisation vers le haut »
Mais la gravité de la menace qui pèse sur l’agriculture française est cachée à la grande masse des Français. Les responsables des autres partis politiques et des syndicats professionnels préfèrent botter en touche et tenir les habituels propos ambigus et trompeurs du type : « il faut une harmonisation européenne »…
Ce
qu’ils ne disent jamais, c’est que si les traités européens ont en effet
pour conséquence de forcer à l’harmonisation, cette harmonisation n’a
aucune chance de se faire « vers le haut » (c’est à dire vers le niveau
français) puisque la sacro-sainte philosophie de la concurrence des
euro-atlantistes ne cesse de pousser à l’alignement vers le bas, comme
le prouvent à l’envi les décennies écoulées.
Le
caractère inéluctable de cette harmonisation « vers le bas » découle de
deux logiques concomitantes qui se renforcent l’une l’autre :
- d’une part, les multinationales de la distribution et de l’agro-alimentaire, dont les lobbyistes sont omniprésents dans les couloirs de Bruxelles, ne sont pas précisément des sociétés philanthropiques. Ce sont des grands groupes qui doivent dégager des profits trimestriels colossaux pour satisfaire aux exigences de leur actionnariat et qui, de ce fait, exercent une pression constante à la baisse sur les prix payés aux producteurs à travers le monde.
- d’autre part, les pays de l’Union européenne qui ont les conditions salariales et les normes sanitaires les moins contraignantes en matière agricole bénéficient d’un avantage compétitif considérable. C’est cet avantage qui leur a déjà permis de s’emparer de grosses parts de marché, aussi bien en France que dans le reste du monde. Leurs dirigeants n’accepteront jamais une « harmonisation vers le haut » qui ruinerait cet atout décisif, par exemple en alignant leurs salaires sur les nôtres. Rappelons ici que la France ne peut en aucun cas forcer ces pays à modifier les règles européennes à notre avantage et à leur détriment, puisque tout changement des traités européens ne peut se faire qu’à l’unanimité des États-membres (article 48 du traité sur l’Union européenne – TUE).
Les politiciens et les syndicalistes ayant table ouverte dans les grands médias peuvent bien réclamer une « harmonisation vers le haut », toutes leurs déclarations ne peuvent donc rester qu’au stade du vœu pieux et de l’incantation. C’est d’ailleurs exactement ce que l’on constate depuis des années.
La
solution au problème est évidemment ailleurs : dans la sortie de ce
système européen absurde qui entraîne notre agriculture à la ruine.
Comme le dit le proverbe: « Chacun chez soi et les vaches seront bien
gardées ».
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Murielle, 54 ans, habite à Signy-L’Abbaye (Ardennes). Son mari était agriculteur. Il s’est suicidé 3 mois avant cette photo. Un autre suicide d’agriculteur a eu lieu quelques jours avant, à 12 km. Source : article du Figaro du 29/11/2013 « Les oubliés de nos campagnes » |
La deuxième mâchoire : la guerre des prix dans la grande distribution.
Le
4e Rapport au Parlement de l’Observatoire National de la Formation des
Prix et des Marges (*2) qui vient d’être publié en avril 2015 a fait
ressortir une baisse des prix à la production, en 2014, sur l’ensemble
de la chaine agroalimentaire, de -5% par rapport à 2013.
Cette
chute de -5% en un an est considérable. Elle a une conséquence
catastrophique sur notre agriculture, car environ 70% des produits
agricoles français sont vendus en grande distribution, les autres 30%
étant écoulés par la vente directe et l’exportation. Toutes les filières
sont concernées, à l’exception du blé dur qui est un produit de base,
consommé dans les pays du monde en forte croissance démographique, donc
avec une demande toujours croissante et des prix en hausse.
Certains
observateurs tentent de se rassurer en montant ce dernier point en
épingle et en affirmant que le marché du blé dur est porteur pour les
producteurs français. Ce n’est certes pas faux. Mais se porter sur ce
créneau impliquerait une spécialisation du métier vers le blé, ce qui
est tout bonnement impossible pour environ la moitié de nos
exploitations, à cause de facteurs naturels, en plaine ou en montagne.
Cela poserait aussi le problème de l’abandon de notre autonomie
alimentaire nationale, laquelle ne peut être assurée que par la
diversification.
Ce même rapport
montre que, dans la plupart des cas et en moyenne, les grandes surfaces
de distribution ont récupéré de la valeur ajoutée en 2014 (point
également souligné par la revue L’Information Agricole du Rhône, n°2326,
page 9).
En d’autres termes, les
entreprises de grande distribution profitent de la concurrence étrangère
pour faire baisser les prix payés aux agriculteurs français, mais elles
ne répercutent ces baisses, selon les produits, que très peu, voire pas
du tout, dans le prix de vente aux consommateurs. Les marges de la
distribution augmentent donc encore.
On
constate ainsi, encore une fois, que les seuls vrais bénéficiaires de
la Politique Agricole Commune sont désormais les grandes entreprises de
distribution et leurs actionnaires.
Il
faut insister sur le fait que cette guerre des prix est AUSSI une
conséquence indirecte des traités européens. Car ce sont ces traités qui
sont principalement responsables de la baisse du pouvoir d’achat des
Français, laquelle résulte du chômage dû aux délocalisations tous
azimuts autorisées par l’Union Européenne (article 68 du TFUE).
Les
grandes enseignes cherchent à s’adapter à cette baisse globale du
pouvoir d’achat en pesant sur les prix payés aux producteurs.
Conclusion
D’un
coté les agriculteurs français ne peuvent pas diminuer leurs coûts de
production, sauf dans le cadre d’un abaissement drastique des salaires
et des normes sanitaires et environnementales.
De
l’autre côté, leurs prix de vente sont orientés à la baisse, ce qui
engendre une baisse de leurs revenus à court et moyen terme dans le cas
général, à long terme dans le meilleur des cas.
L’avenir
de l’agriculture française est donc très sérieusement mis en danger par
cet effet de ciseaux, qui découle directement des contraintes
européennes. Il en résulte que, si notre pays reste dans l’Union
européenne, et quelles que soient les divagations sur une
« harmonisation vers le haut » à la Saint-Glinglin :
- le nombre d’agriculteurs et de pêcheurs en France va continuer à diminuer rapidement jusqu’à leur quasi-disparition, au profit d’une agriculture et d’une pêche industrielles de qualité médiocre, destructrice de l’environnement, de l’identité de nos terroirs et de la civilisation agricole de notre pays ;
- les quelques dizaines de milliers d’agriculteurs français subsistants seront ceux qui ont la chance matérielle de se situer dans des marchés de niche (grâce aux AOP notamment), lesquels sont limités par le pouvoir d’achat des consommateurs.
Précisons que ces marchés de niche sont réservés aux plus riches et ont un impact environnemental très important, car ils contraignent les agriculteurs qui s’y livrent à devoir exporter leurs productions aux quatre coins du monde. Dans le même temps, vu que le pouvoir d’achat des Français baisse, nous devrons aussi importer de plus en plus des produits agricoles « bon marché » de moindre qualité.
Dans
tous les cas, le résultat complémentaire de ces évolutions sera une
augmentation en flèche de « l’empreinte carbone », du fait d’un recours
massif aux exportations et aux importations de produits agricoles. Soit
dit en passant, ce résultat nocif est totalement contradictoire avec les
« objectifs carbone » proclamés par la Commission européenne en février
2014, qui s’est « engagée » à une réduction de 40% des émissions de gaz
à effet de serre à l’horizon 2030… (*3)
Il est fondamental que les Français aient une conscience claire de ces sombres perspectives.
Si
nous laissons faire, – c’est-à-dire si nous restons dans l’UE -, le
pays que nous transmettrons à nos enfants et petits-enfants aura perdu
ses agriculteurs, ses pêcheurs, ses paysages, sa douceur de vivre et son
âme.
Christophe BLANC
Agriculteur
Responsable national de l’UPR chargé de l’agriculture.
Agriculteur
Responsable national de l’UPR chargé de l’agriculture.
NOTES
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