"La civilisation démocratique est entièrement fondée sur l'exactitude de l'information. Si le citoyen n'est pas correctement informé, le vote ne veut rien dire." Jean-François Revel - Extrait d'un Entretien avec Pierre Assouline - Novembre 1988

dimanche 9 juin 2013

L’article 2 de la loi Fioraso, ou la marginalisation délibérée de la langue française


L’article 2 du projet de loi Fioraso vise à autoriser les cours « en langue étrangère » dans les établissements d’enseignement supérieur en France. Comme il ne précise aucune limite pour borner cette autorisation générale, c'est potentiellement l’ensemble des cours, dans toutes les matières, qui pourra bientôt être enseigné, dans nos grandes écoles et universités, en américain. Car c'est bien de cette langue qu'il s’agit. C'est d'ailleurs cet enseignement « tout américain » que réclament certains directeurs d’établissement, à commencer par celui de l’ESSEC, 2ème école de commerce française.
Ce projet de loi viole donc rien moins que l’article 2 de notre Constitution qui dispose que « la langue de la République est le français ».
Dès le 4 mars dernier, l’UPR a lancé une pétition pour exiger la suppression de cet article. Succès inattendu, cette pétition a déjà recueilli plus de 11 300 signatures, émanant de 73 pays du monde, et cela sans relais médiatique important.
Fait rare, l’Académie française elle-même a publié une Déclaration officielle, le 21 mars 2013, pour demander solennellement au gouvernement de renoncer à ce projet. Fait non moins rare, le Secrétaire national du Parti socialiste à la Francophonie, Pouria Amirshahi, a demandé lui aussi le retrait de cet article 2, en le dénonçant en des termes d’une extrême dureté pour son propre parti.
Pour tenter de justifier cette mesure sans précédent, les partisans de la loi Fioraso – peu nombreux - tiennent un discours hypocrite et fluctuant. Leurs arguments changent constamment, au fur et à mesure qu’on en démontre l’inconsistance, la nocivité ou la fausseté.
L’enseignement en américain pour faire venir des étudiants étrangers en plus grand nombre ?
Ces idéologues affirment tout d'abord que le seul objectif visé serait d’attirer davantage d’étudiants étrangers en France. Mais cette affirmation, qui travestit la réalité, cache quatre faits essentiels :
1) Avec environ 260 000 étudiants étrangers, la France se classe au 3e ou 4e rang mondial pour le nombre d’étudiants étrangers accueillis, après les États-Unis d'Amérique et le Royaume-Uni, et à peu près à égalité avec l’Allemagne et l’Australie. Il n’y a donc nul péril en la demeure ! Rien qui imposerait que l’on viole notre Constitution, et cela sans même demander l’assentiment du peuple souverain qui a ratifié cette Constitution à une écrasante majorité par référendum en 1958.
2) S'il est exact que le nombre d’étudiants étrangers a eu tendance à diminuer un peu au cours des dernières années, cette baisse n'est pas dû à un manque d’attractivité des études en France, et encore moins à l’absence de cours en américain. Elle résulte en revanche de la « circulaire Guéant », qui a sévèrement durci les conditions d’octroi de visas d’entrée, précisément aux étudiants étrangers, dans l’objectif annoncé de lutter contre l’immigration clandestine. Le remède avancé par la loi Fioraso n’a donc aucun rapport avec l’origine du problème allégué et les autorités gouvernementales feraient mieux de commencer par décider de ce qu’elles veulent, en tranchant entre des politiques contradictoires.
3) Aussi incroyable que cela semble à nos idéologues du « tout américain », si des centaines de milliers d’étudiants étrangers viennent étudier en France, c'est d'abord parce que l'on y parle… le français. Tel est le résultat d’une étude lourde, menée par TNS Sofres en 2011 auprès de 21.000 d’entre eux : pas moins de 37% ont choisi de venir étudier en France parce qu’ils maîtrisaient déjà le français (c'est en particulier le cas des étudiants d’Afrique noire francophone ou du Maghreb) et 26% parce qu’ils avaient le désir d’apprendre ou d’améliorer l’usage de notre langue (c'est notamment le cas d’étudiants venant d’Amérique latine, de Russie et du monde slave). Les étudiants qui souhaitent apprendre à parler l’anglo-américain préfèrent, quant à eux, aller étudier aux États-Unis d'Amérique, au Royaume-Uni, en Australie ou au Canada anglophone. Y a-t-il de quoi tomber des nues ?
4) Tous ces constats, dignes de M. de la Palice, ne ruinent pas seulement les présupposés de Mme Fioraso et consorts. Ils laissent aussi augurer que la mesure envisagée risque d’avoir l’effet inverse à celui prétendument recherché : si nos universitaires se hasardent à ânonner piteusement dans la langue de George W. Bush, des milliers d’étudiants francophones ou francophiles auront des raisons de se détourner de la France et d’aller faire leurs études dans les universités francophones de Genève, Bruxelles ou Montréal… Et cette chute du nombre d’étudiants ne sera pas compensée par l’afflux d’étudiants anglophones car les meilleurs de ceux-ci préfèreront toujours aller étudier en anglo-américain à la source, plutôt que dans un pays singeant les États-Unis avec maladresse et servilité.
La recherche en américain pour être publiée dans les revues scientifiques ?
Placés devant ces objections irréfutables, les partisans de la loi Fioraso changent sans vergogne de discours. Ils n’invoquent soudain plus l’idée d’attirer des étudiants étrangers, mais la nécessité de développer en France une recherche anglophone, qui serait seule à même, nous assurent-ils, d’ouvrir accès aux grandes publications scientifiques mondiales.
Ce nouvel argument est aussi fallacieux que le précédent. Si l'on force nos chercheurs à travailler dans une langue – l’anglo-américain – qui n’est pas leur langue maternelle, cela implique que l’on donne la priorité à la maîtrise d’une langue étrangère sur toute autre compétence professionnelle. À un médecin, un physicien ou un mathématicien de génie ne maîtrisant bien que la langue française, on préfèrera un scientifique de moindre talent mais dont la qualité première est de parler américain. C'est aussi stupide que si le sélectionneur de l'équipe de France pour les Jeux Olympiques décidait d’écarter tous les athlètes ne parlant que la langue de Molière, sauf à ce qu’ils distraient une partie précieuse de leur temps à apprendre l’anglais plutôt qu’à s’entraîner de façon intensive dans leur discipline sportive.
Comme pour les exploits sportifs, ce qui rend attractifs des travaux de recherche, c’est en définitive la qualité intrinsèque de leurs résultats. Les logiciels de traduction automatique, en progrès constant, permettent de traduire si nécessaire, et de plus en plus aisément, des travaux brillants publiés dans une autre langue que l’américain.
Du reste, les tenants du « tout américain » font toujours comme si la langue était un simple outil technique, dont l’usage serait totalement neutre. Or, tous les linguistes savent qu’il n'en est rien. Une langue n’est jamais neutre. Elle formate le cerveau et véhicule une conception du monde, différente de celle portée par les autres langues. Dès lors, rien ne serait pire, pour le progrès global de l’espèce humaine, que de contraindre tous les chercheurs du monde à ne plus utiliser qu’une seule langue : à terme, ce serait condamner l’humanité à un dépérissement de l’innovation.
Tel est d'ailleurs le constat sans appel fait par la conférence des recteurs de toutes les universités allemandes le 22 novembre 2011. Dressant un bilan du passage au « tout américain » de la recherche outre-Rhin, les plus hauts universitaires allemands ont lancé ce cri d’alarme dans le relevé de leurs conclusions : «L'utilisation dans la recherche de plus en plus fréquente et obligatoire de l'anglais peut restreindre l'effectivité et l'efficience au travail des chercheuses et chercheurs.»
L’enseignement « tout américain » pour entraîner les étudiants français à la mondialisation ?
Que répondent les partisans de la loi Fioraso à ces nouvelles objections ? Ils bottent encore en touche et sortent de leur manche un troisième discours. Fini l’argument des étudiants étrangers et des chercheurs, l’enjeu décisif serait de former impérativement tous les étudiants français à l’américain, dont ils nous certifient que ce serait la seule langue internationale, indispensable à maîtriser pour faire face à la « mondialisation ».
Là encore, nous sommes en pleine mystification.
Tout d'abord, et contrairement à une légende, les cadres français d’entreprise chargés de l’export sont en général tout-à-fait aptes à parler en anglo-américain. Les nombreuses écoles de commerce et formations commerciales pratiquent en France une sélection puis une formation intensive en anglais, et cela depuis des décennies. Les entreprises sélectionnent, pour les fonctions à l’export, leurs salariés les plus doués en la matière, quitte à leur faire suivre des cours complémentaires d’apprentissage à l’anglais dans le cadre de la formation professionnelle obligatoire. Que les Français qui se gaussent de la prétendue nullité de leurs compatriotes en anglais aillent d'abord faire un tour auparavant dans la Chine, le Japon, ou le Brésil profonds…
Ensuite, et contrairement à une autre légende, la langue française demeure l’une des toutes premières langues à connaître pour faire du commerce à travers le monde. Ce n’est pas moi qui le dis mais la première agence financière new-yorkaise, l’agence Bloomberg. Dans une étude publiée en août 2011, fondée sur une batterie de critères quantitatifs objectifs, Bloomberg a conclu que le français est la troisième langue la plus importante à parler pour faire des affaires dans le monde, après l’anglais et le chinois. Du reste, et n’en déplaise à nos adulateurs de l’américain, la meilleure façon de vendre est de s’exprimer dans la langue du pays. Détail auquel Mme Fioraso n’a sans doute pas songé, il est ainsi vivement conseillé de parler chinois pour vendre en Chine, japonais pour vendre au Japon, portugais pour vendre au Brésil, espagnol pour vendre dans le reste de l’Amérique latine, et ainsi de suite. Et de parler français dans les pays de la francophonie !
Enfin, la meilleure preuve que l’apprentissage forcé du « tout américain » est inefficace pour vendre à l’export est apportée par les faits eux-mêmes. Alors que la plupart de nos écoles de commerce et de nos IEP, devançant la loi Fioraso, ont contraint des milliers d’étudiants français à subir des cours tous azimuts en américain depuis une décennie, notre déficit commercial n’a pas cessé de se creuser sur la même période, au point de battre désormais tous nos records historiques.
C'est la preuve que la bataille à l’export ne se situe pas d'abord sur la question de la langue mais sur la capacité d’un pays à proposer des produits attractifs, avec un excellent rapport qualité-prix. À cet égard, la disparition accélérée de notre industrie résultant des délocalisations industrielles torrentielles permises par l’article 63 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et la surévaluation chronique de l’euro par rapport à la compétitivité intrinsèque de l’économie française, depuis bientôt dix ans, sont les raisons n°1 et n°2 de nos calamiteux résultats à l’exportation.
Conclusion : la servitude volontaire et la haine de soi comme principe d’action des élites françaises européistes
Alors que le « tout américain » est précisément sur le déclin à travers le monde, et au moment même où les autorités chinoises viennent tout juste de supprimer les épreuves d’anglais obligatoire à l’entrée de leurs 27 universités les plus prestigieuses, l’article 2 du projet de loi Fioraso n’est au fond qu’un symptôme. Celui de la servitude volontaire et de la haine de soi comme principe d’action de la toute petite oligarchie euro-atlantiste qui préside encore aux destinées de notre pays, dans une ambiance crépusculaire et alors que la colère populaire gronde.
C'est pourquoi, au bout du compte, toute discussion avec des partisans de la loi Fioraso se révèle vaine. Aucun examen rationnel de la question ne peut ébranler leur fureur autodestructrice et leur volonté de saper tout ce qui a fait la grandeur de la France. Pas même un appel à la dignité et à la responsabilité de la patrie de Molière vis-à-vis des 77 États membres de la Francophonie, où un tel projet de loi est perçu pour ce qu’il est : une haute trahison de nos intérêts les plus fondamentaux.

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